Vital Frey à La Goulue le 9 Décembre 2007: Coup de coeur pour un claveciniste !

Compte-rendu du récital:

Vital Frey à La Goulue: un clavecin qui n'a jamais sonné comme ça !

Dimanche dernier, nous recevions un jeune claveciniste suisse-allemand que nous avions déjà eu l’occasion d’entendre en concert au Festival « La Folia » à Rougemont en 2006. À l’époque, il jouait le fameux « Concerto brandebourgeois » de Bach dans lequel se trouve un immense solo de clavecin très virtuose. Son jeu nous avait frappé, et en outre, il jouait de mon clavecin français…

Après une « conversation d’après-concert », il nous avait dit tout le bien qu’il pensait de cet instrument, qui aurait été mieux valorisé « en solo »… Nous avions saisi l’opportunité de l’inviter à en jouer dans le cadre de nos concerts. Ça n’a pas été si évident que cela: à 28 ans, l’homme mène déjà une intense carrière de concertiste, travaille avec un agent, et vit essentiellement de son activité de concertiste, ce qui est rare ! Mais finalement, nous avions pu nous mettre d’accord sur la date et …sur le cachet.

Or donc, dimanche dernier 9 décembre, nous accueillions ce fringant artiste, aussi sympathique qu’excellent… Après avoir essayé nos deux clavecins, il jetait résolument son dévolu sur le clavecin français, dont les première notes essayées l’avaient immédiatement convaincu.
La répétition promettait beaucoup…

…et le concert nous en a offert bien davantage ! Je souhaite à tout un chacun de bien connaître un instrument, et d’avoir un jour l’occasion de l’entendre joué par quelqu’un qui métamorphose littéralement l’instrument, qui le transcende complètement. Ou plutôt, qui entre en son coeur, qui non seulement le déchiffre, mais s’en fait un complice inconditionnel. À l’issue du concert, je conclus la soirée en parlant d’une véritable « histoire d’amour », d’un coup de foudre, qui est né entre l’artiste et l’instrument.

Dès les premières notes de l’après-midi, ce qui frappe chez l’artiste, c’est une écoute très attentive et …gourmande du clavecin. Après divers tâtonnements, promenade à bâtons rompus sur les claviers, les registres, les combinaisons sonores, l’homme « attaque » le répertoire prévu, et petit-à-petit se crée un son, une atmosphère, ou plutôt, des successions d’atmosphères, dans une fantastique harmonie entre la musique (en l’occurence la musique baroque française de la fin du XVIIe et la première moitié du XVIIIe siècle), ce clavecin-là et l’interprète évidemment.

Au moment du concert, s’installe immédiatement une complicité entre Vital Frey et le public …invité à s’installer plus près de lui, donc d’avancer les chaises ! Dès les premières notes, on sent la soif de jouer, l’intense bonheur de faire de la musique, le plaisir d’offrir en partage. Cette musique dont on peut toujours craindre que ceux qui ne la connaissent pas s’ennuient suivant comment on la joue, devient totalement évidente, paraît sans étrangeté: on peut la recevoir sans effort, et le jeu extraordinaire du claveciniste, sans la moindre extravagance pourtant, saura donner beaucoup de relief et ne pas générer le moindre ennui. S’enchaînent ainsi D’Anglebert, Forqueray, Couperin, Pancrace Royer, dans un programme s’achevant sur la célèbre et …très efficace « Marche des Scytes », dont l’effet sur les auditeurs est garanti !

C’est qu’en outre, l’homme est facétieux; que malgré que le français ne soit pas sa langue maternelle, il explique merveilleusement bien cette musique, présente les pièces de manière à rendre les auditeurs attentifs à ce qui va suivre. Son récital d’une heure laisse presque le public sur sa faim, alors que souvent, une heure de clavecin suffit largement…
Les gens en redemandent, l’artiste n’est pas chiche, propose… « Préférez-vous un concerto italien de Bach ? Ou plutôt les Variations sur « Ah vous dirai-je maman » de Mozart ? »…, puis, après 2 bis, ajoute « oh, vous savez, de mon côté, j’ai encore beaucoup de réserve, si vous insistez, pas de problème, je peux encore vous jouer beaucoup de choses »… Une fraîcheur, une simplicité et un goût tout-à-fait sûr.

Vital Frey paraît s’être affranchi de toute école. Aucune extravagance certes, mais une originalité mesurée, une synthèse entre l’approche « musicologique » qui apprend sans enfermer dans un système, une approche de l’instrument qui adapte l’interprétation à sa sonorité, à son toucher, à l’accoustique de la salle, et une approche interprétative qui autorise l’interprète à investir les oeuvres de sa personnalité, de ses qualités de toucher par exemple, mais aussi, une indépendance de l’enfermement dans un « siècle »: nous vivons au XXIe siècle, et il faut assumer ce présent-là: jamais les interprètes ni les auditeurs ne seront plongé dans le contexte de l’époque de l’oeuvre composée, ne seront dans la tête du compositeur, ni ne sauront quel était le goût de l’époque, le rôle de cette musique dans son temps. Alors, tout en n’oubliant jamais cette origine, il s’agit d’accepter humblement qu’on ne la restituera jamais à l’identique, et que toute « esthétique musicale muséographique » ne présente guère d’intérêt. Toute musique doit être de …notre temps, et l’interprète est maître de la chose. Si le public n’en est pas convaincu c’est que l’interprète n’a pas été convainquant, simplement…

Surtout: le bonheur de jouer et la confiance en soi font que Vital Frey semble n’avoir peur de rien. Il se plonge avec gourmandise dans chaque oeuvre comme si c’était la première fois qu’il la jouait en entier, après en avoir soigneusement décortiqué et travaillé toutes les composantes: jamais concertiste n’a paru si loin de sombrer dans la routine…

Et notre clavecin français, à la très grande beauté sonore, a été exploré dans tous ses recoins: tous les registres ont été utilisés, et sans crainte… Nombreux passages en tutti (les 2 registres de 8 pieds et celui de 4 pieds), usage de la combinaison 8′ + 4′, alternance des claviers, des mains passant de l’un à l’autre, jeu de luth… et une telle science du toucher qu’on a parfois l’impression qu’il « invente » de nouvelles registrations. Tantôt, la musique est d’une grande clarté du fait d’un jeu « lié-détaché » qui met chaque cellule rythmique, chaque élément polyphonique en valeur. Tantôt, on a soudain l’impression de nous retrouver dans une église: le jeu donne le sentiment d’une « réverbération », les notes résonnent longuement, grâce à une subtile manière de les laisser « traîner » avec sensualité, de faire du sur-lié, en terme technique…

Plusieurs personnes nous ont avoué à la fin du concert avoir « découvert » la beauté sonore de cet instrument et ses possibilités expressives infinies… Certains on même découvert la beauté du clavecin en général, à cette occasion ! Quel magnifique cadeau ! Le public a été entièrement conquis, et l’artiste, qui venait de passer 2 h. 30 dans le train pour y retourner après le concert, ne rêve que de revenir jouer à l’occasion à La Goulue… Nous nous arrangerons pour lui laisser une petite place dans l’une de nos programmations futures !

Merci Monsieur Frey pour cette extraordinaire leçon de musique, pour avoir prouvé à tout un chacun que l’instrument, que les partitions, que la technique ne sont rien… Que la fibre musicienne, la sensibilité, l’intelligence du travail, le « bon goût » se rient des limites des instruments, et qu’on fait de la musique avec …presque n’importe quoi si on a envie d’en faire… Mais évidemment que sur un bon instrument de musique, c’est encore mieux et que ça pousse l’artiste à se transcender. Sûr aussi que le clavecin est véritablement un instrument « de salon » et non l’instrument destiné à de grandes salles de concert ou de grandes églises. Là, il résonne avec somptuosité, on en entend toutes les subtilités, ce qui est agréable tant aux oreilles des auditeurs qu’aux doigts et aux oreilles du claveciniste…