Pour ce concert, Patrick Genet et Virginie Falquet avaient eu l’heureuse idée de nous proposer deux sonates de Bach pour violon et clavecin, en alternance avec 2 oeuvres de 2 compositeurs suisses différents. D’une part, pour les personnes pour lesquelles l’année 1’900 marque l’extrême limite de la musique audible, le supplice d’écouter une musique « inaudible » était au moins ponctué par le plaisir d’entendre en « intermède » deux monuments de l’oeuvre de Bach. D’autre part, pour les artistes comme le public, l’enchaînement de ces deux sonates de Bach, voire l’exécution éventuelle de 4 sonates pour violon et clavecin dans un seul concert, aurait été beaucoup: cette musique, certe somptueuse et d’une grande richesse, d’un grand génie, est très dense d’écriture. La polyphonie ne laisse pas toujours beaucoup de place aux musiciens pour respirer.
Seules des oreilles bien habituées à écouter de telles sommes musicales peuvent sans peine écouter longtemps des oeuvres qui n’étaient peut-être pas conçues non plus pour être jouées « à la suite », voire dans le même concert.
Du coup, l’alternance proposée était intéressante, vraiment.

L’extrême concentration qu’exige la musique de Bach: sa densité n’autorise aucun relâchement, mais quand ça fonctionne, quel bonheur !
Pour donner quelques commentaires sur le concert, commençons peut-être quand-même par Bach… Ce n’est pas tous les jours que j’accueille des musiciens qui jouent Bach sur des instruments modernes. Non pas que ce ne soit pas possible de faire « du bon Bach » au piano au lieu du clavecin, mais j’ai plutôt l’impression que, pour l’instant encore le plus souvent, les artistes qui jouent Bach sur instruments modernes peinent à s’éloigner par trop des « réflexes technico-interprétatifs » associés au répertoire qu’ils ont majoritairement joué au moment d’apprendre leur instrument. Ils ont souvent intégré des « réflexes interprétatifs » qu’ils ont tendance à reproduire, quelle que soit la musique qu’ils jouent.
Ce phénomène est certainement redevable au mode de transmission du savoir et du savoir-faire dans le cadre des conservatoires, qui ont fini par imposer des figures incontournables pour chaque instrument: Bach, Beethoven, Chopin, Liszt (pour la virtuosité) et les autres romantiques pour le piano, Bach et les romantiques également pour le violon, avec comme « phare » pour la virtuosité, Paganini bien sûr…
J’ose prétendre que si on apprend un instrument dans un environnement musical bien campé, avec l’affirmation que les grands maîtres de cet instrument sont untel et untel, on ne va pas seulement intégrer une technique de jeu, mais un langage musical, y compris corporel, qui sera marqué étroitement par les oeuvres jouées tout au long du long parcours initiatique qui mène pour tous les instruments au plus haut niveau de distinction, la virtuosité et la licence de concert.
Du coup, si, après cette phase d’apprentissage, on se risque dans un autre répertoire, notamment de la musique …plus ancienne, il est plus difficile de faire son chemin et de s’écarter de ces habitudes de jeu, ne fut-ce parce qu’on ne se rend pas compte que la technique est étroitement liée au répertoire. Il n’est donc pas si facile de jouer autrement certaines musiques, parce que, jusqu’à un certain point, ça oblige justement à changer de technique de jeu !
Dans le cas des artistes du concert de dimanche, le résultat s’est avéré fort intéressant, quoiqu’à mon avis pas tout-à-fait abouti. Ces sonates pour violon et clavecin sont des sonates en trio, faisant « dialoguer » 3 voix parallèles en polyphonie, deux d’entre elles étant jouées au piano. Dans ce type de situation, il faudrait des intentions communes aux diverses voix, donc également au piano et au violon, ce qui n’était pas toujours le cas. Il subsistait également encore à mon goût quelques lourdeurs dans le jeu du violoniste, notamment sur les notes plus longues, dans certains passages plus calmes, même si dans l’ensemble, ce Bach-là vivait bien, était très expressif mais aurait pu respirer un peu plus.
Du côté de la pianiste, il y avait encore le réflexe de considérer sa partition pour le clavier comme un « accompagnement », notion qui n’existait pas vraiment dans la musique baroque, et moins encore chez Bach, et …pas du tout dans une sonate en trio, qui devrait être une sorte de « concerto à 3 instruments mélodiques ». Son interprétation était donc un peu « en retrait » et manquait parfois de relief, comme si elle devait se mettre au service du violoniste, le « vrai soliste ». Mais en passant sur cette légère sensation, le résultat d’ensemble était très agréable à entendre, le duo fonctionnait bien et a totalement convaincu le public.

Voici la partition de piano de cette pièce de Holliger, déployée sur un lutrin qui va être déplacé souvent au cours du morceau: c’est qu’il faut accéder directement aux cordes !

Un exercice d’extension et d’équilibrisme, ou comment poser le lutrin « de guingois », jouer d’une main au clavier tout en pinçant des cordes de la main droite…
J’ai été très intéressé de découvrir ces quatre « miniatures » (« Vier Lieder ohne Worte ») du compositeur-hautboïste suisse Heinz Holliger, dont les climats s’alternaient avec de grands contrastes expressifs, et des difficultés rythmiques redoutables, notamment dans la synchronisation entre le piano et le violon, avec des décalages au millimètre entre les deux instruments: le résultat était très réussi et intéressant. Je ne saurais dire que j’ai beaucoup entendu les « effets spéciaux » du piano parfois joué avec les doigts, soit en « pinçant » des cordes ou en tentant d’en faire ressortir les harmoniques, mais le résultat d’ensemble était très convaincant. Les partitions étaient assez impressionnantes à voir pour un néophyte, et difficiles à suivre tout en écoutant…
La sonate pour violon de Franck Martin était d’une écriture bien moins contemporaines et audacieuse, mais le compositeur campe également de magnifiques climats, on entend un violon parfois très sobre, parfois beaucoup plus allant, et des réminiscences diverses quant à l’inspiration musicale de cette pièce en trois mouvements, notamment de la musique irlandaise. Là aussi, les artistes nous en ont donné une lecture chaleureuse, intense, un vrai régal.
La salle, bien remplie, a réagi avec enthousiasme à cette magnifique heure et demi de musique, contrastée à souhait, et les artistes nous ont donné un bis: une pièce d’Olivier Messiaen, dont j’ai hélas oublié le nom… mais pas la beauté lyrique de la musique: je ne peux jamais m’empêcher d’être envouté par la musique de ce compositeur qui a su se construire un langage musical propre sans se sentir contraint de faire « autre chose que les autres », handicap qui a hélas marqué beaucoup trop de compositeurs du XXe siècle et qui reste un complexe permanent pour les compositeurs: il faut toujours faire du neuf, si on veut rester dans l’avant-garde…
Rien de cela dans le concert de ce dimanche dernier, marqué par l’élégance extrême des mouvements corporels de la pianiste, qui semblait danser avec grâce en jouant, laissant les bras et les mains dessiner des figures en l’air entre les périodes d’activité sur le clavier… et le buste suivait, vivait, ce qui nous change fort agréablement de certain-e-s pianistes qui restent droit sur leur siège sans bouger quand ils jouent… Surtout que le violoniste, en parfaite complicité avec la pianiste, restait soudé à son violon, et que les deux pratiquaient de la fort belle musique en harmonie l’un avec l’autre, le violoniste écoutant son instrument pour garder toujours le ton juste, la dynamique recherchée, et ciseler le son en permanence… Deux musiciens en écoute réciproque formant un parfait duo !